/// ON A ECHANGE NOS FACEBOOK
Alors que le gouvernement planche sur le droit à l’oubli sur Internet, les réseaux sociaux se multiplient pour nous donner au maximum le droit d’y exister. Personnel, professionnel, artistique ou orienté drague, le réseau passe doucement du stade d’outil ludique à celui de prolongement virtuel de chacun. Plus de 320 millions de personnes se mettent ainsi en scène sur Facebook, le social network de référence. Vous en faites partie, évidemment. Et comme tout le monde, vous y surexistez, dans une projection d’un « vous » parfait. Statuts slogans, amis clients, clients d’amis, on gère son image comme une marque.
D’ailleurs, on ne dit pas « aller sur Facebook », mais « avoir un Facebook », comme on possède un iPod ou des Marlboro. Comme il est difficile de se priver de nicotine ou de musique, pensez-vous pouvoir vous passer de votre dose quotidienne de Facebook ?
Thomas R. (344 amis, 20 ans, ), et Nikolina S. (161 amis, 21 ans) se connaissent in real life, et ont accepté d’échanger virtuellement leur identité pendant 48h, via leurs comptes Facebook.
Extraits choisis, et croisés, de leurs tableaux de bord.
En bleu les propos de Thomas (devenu Nikolina), en rose les propos de Nikolina (devenue Thomas). C’est clair, non ?
Vendredi soir : « passation de pouvoirs »
18h11
Après avoir pris mes marques quelques minutes (ce que Nikolina peut voir chez les autres, quels amis apparaissent le plus dans son newsfeed), je me lance et opère d’ores et déjà un changement de statut, quelques minutes après la « passation de pouvoirs ». Je commence par faire passer Nikolina pour une alcoolique notoire.
19h12
En cours, je reçois un texto de Thom m’annonçant que la partie pouvait commencer. Je suis amusée.
20h04
Ça m’amuse, je n’angoisse pas trop pour le moment, Nikolina a l’air plutôt soft de son côté, et j’admets que cela m’arrange un peu, étant donné que je ne serai pas chez moi cette nuit pour garder un oeil sur tout ça. Premiers relents de stress de la perte de contrôle ? Possible, je l’ignore.
21h20
Je suis enfin à la maison, je me logout immédiatement de la page facebook déjà ouverte de mon navigateur. Je ne tricherai pas, c’est parti pour 2 jours d’intérim. Thom a un inbox, une conversation déjà entamée, mes débuts dans sa peau sont plutôt simples, je souhaite un prompt rétablissement à son pote et m’abstiens de faire une blague pourtant désopilante sur la grippe A.
21h26
Thomas a changé mon statut, je me réponds. C’est assez drôle, je n’ai pas spécialement d’appréhensions pour le moment. Je vais dîner l’esprit serein.
Premier post dans la peau de Thomas. Ses 344 friends sont intimidants, sachant que les miens sont issus de nombreux tris.
22h07
Durant la nuit, je me prends également au jeu du poke, et décide de poker des inconnus. Un des garçons que j’ai poké répond d’ailleurs, mais je ne donne pas de suite.
22h40
On lui demande ce qu’il fait demain. Je feinte un « je sais pas encore, on s’appelle ». Jusque là, c’est plutôt facile, mais tout de même stressant. Et je sens que pour toute demande d’interaction un tant soit peu personnelle de ses amis, j’opterai pour le transfert d’appel.
Samedi : « C’est salaud, mais c’est comme ça »
4h00
Je poste un autre statut confirmant son état d’ébriété.
05h41
Thomas a mis en statut que j’étais bourrée comme jamais et que la descente s’annonçait rude : une fois de plus, mon alcoolisme supposé – je le précise – relève de la légende urbaine, je carbure à l’earl grey. Cela n’empêche pas de provoquer chez moi un fou rire incontrôlé.
06h12
Fin de ma pause facebook. Je réalise que le challenge sera plutôt équivoque : ce sera non seulement être crédible dans la peau de Thomas, mais comme nous sommes également deux grands timides, ce sera aussi l’occasion de dépasser indirectement nos limites, oser en quelque sorte en poussant une forme d’alter-ego timoré à dire ou faire virtuellement ce qu’il n’a pas l’habitude de faire, voire ce que soi-même on ne ferait peut-être pas. Je verrai si cette pensée se confirme plus tard dans la journée.
15h14
Je poste sur le mur de Gaëlle, une amie en commun. Je lui demande si elle pourra bientôt m’aider à choisir une nouvelle photo de profil, amorçant ainsi mon projet « montage foiré » que je décrirai plus tard dans le récit de cette journée. J’en profite également pour poster sur le mur d’une fille que je ne connais absolument pas, lui demandant de ses nouvelles. C’est amusant, étant donné que je ne connais absolument pas la nature de leurs rapports. Je crois que je me plais bien dans la peau de Nikolina.
16h51
Je réponds à un mail fastoche et vois qu’il s’est lâché sur ma page, le bougre ! Montée de stress : mon besoin de contrôle est défié.
17h
Je fais dire à Nikolina combien la musique du film avec Mandy Moore est superbe. Elle va me tuer.
17h11
Il a mis une chanson pourrie d’un film pourri en lien. J’ai honte parce que JAMAIS Ô GRAND JAMAIS je n’écouterais une merde pareille. Alors je songe à balancer – au bas mot – du Axelle Red. C’est salaud, mais c’est comme ça.
18h42
Mon frère vient me voir et me demande « bah alors, on s’met une piquette en douce ? » suite aux statuts que Thomas a écrit, décrivant une soirée beuverie inventée, je ne savais pas qu’il suivait mon facebook, le morveux.
20h44
Je me connecte sur le facebook chat pour la première fois de ma vie. Ca m’oppresse grandement, je n’aime déjà pas MSN. Je n’aime pas avoir à répondre instantanément, dépendre d’une petite fenêtre sur l’écran, devoir y rester jusqu’à la fin d’une conversation.
20h55
Je demande au frère de Nikolina de venir dans « ma » chambre fissa, juste pour le plaisir de l’interactivité et, avouons le, pour la mettre un peu plus encore dans l’embarras.
20h56
Mon frère vient dans ma chambre, me gave pendant deux grosses minutes « d’où t’écris des conneries sur mon wall ?! ». Je rougis et ris en même temps, comprenant que Thomas a dû lui écrire quelque chose, je tente subtilement de faire dire à mon frère ce que « j’ai » bien pu écrire, visiblement, je le sommais de venir me voir immédiatement … Pour quoi faire ? Je m’en sors en demandant un bisou au jeune rebelle. L’imprévu est tout de même excitant.
21h02
Je prends goût à cette intrusion dans la vie virtuelle de quelqu’un et me lâche en postant quelques jeux de mots plutôt médiocres en rapport avec les patronymes de certains de ses contacts.
21h06
Thomas fait des commentaires bourrés de fautes en mon nom, c’est inhabituel de sa part, j’ai peur et ça titille mon intégrisme syntaxique.
21h20
Finalement, je décide d’aller encore plus loin et de réaliser un très mauvais photo montage en guise de nouvelle photo de profil pour Nikolina. Les gens aiment, commentent, trouvent ça drôle, et je la fais passer pour une débutante sur Photoshop, persuadée que ce montage n’est pas trop mauvais, alors qu’en réalité, Nikolina est bien meilleure que moi en terme de montage photo.
21h25
Thomas a changé ma photo de profil, je suis morte de rire. Littéralement. C’est un montage photoshop d’un goût volontairement atroce. Je me déconnecte du chat car je ne pense pas gérer plus longtemps. Je me rends compte que si j’ai une capacité d’improvisation pas mauvaise, je n’aurais jamais pu gérer un total inconnu, ce qui n’est pas complètement le cas ce soir, j’ai eu de la chance.
21h26
Je me connecte alors au chat Facebook, lorsqu’une cousine de Nikolina vient m’adresser la parole…en serbe. Je réponds un timide et hésitant « si ? » à sa question, ce à quoi elle me répond « molim ? », qui veut dire « pardon ? ». J’effectue une rapide recherche sur Google afin de saisir deux ou trois notions de serbe et camoufler la supercherie, mais le temps que je trouve comment dire « bonsoir », sa cousine a déjà quitté le chat, face à mon manque de vivacité je suppose. Epuisé par la soirée de la veille, je décide d’aller me coucher tôt.
21h29
Thomas a répondu sur mon vrai profil et s’est loupé sur un accord de l’impératif. Réaction physique, je me fais peur.
Dimanche : « c’est le bouquet final »
03h25
Je fais un break et me détache de mes cours le temps de poster une vidéo de zouk pour Thomas. Détente.
09h16
Je change enfin sa photo de profil, une vengeance photoshop en bonne et dûe forme. Dans neuf heures on reprend le contrôle, c’est le moment où jamais de s’amuser un peu. Pour la route, une citation de feu Carlos (pas le terroriste, l’autre) en statut. Ca sent la fin … Je me demande jusqu’où on pourrait aller avant que qui que ce soit ne se doute de ce qui se trame.
10h01
Nikolina me prouve ce que je viens d’avancer en ce qui concerne ses capacités à retoucher les photos en postant une hilarante photo de moi posant devant un groupe d’inconnus à Disneyland Paris, le tout assorti de tags absurdes et tout aussi drôles. Une amie tombe même dans le panneau et m’appelle carrément sur mon portable, pensant que je suis réellement à Disneyland Paris et proposant qu’on se voit, puisqu’elle habite dans le coin. Je bafouille un piètre « non mais euh c’est un montage, j’ai eu envie de m’amuser un peu cette nuit ». Bien joué Nikole!
10h08
Post sur son mur, deux raisons de se faire griller : je mets un espace avant mes points d’exclamation quand la phrase est en français et … je n’ai pas d’iPhone ! L’étau se resserre.
10h30
J’ai voulu jouer avec les goûts de Nikolina en semant une légère confusion au sein même des liens postés sur son Facebook. Pêle-mêle : un morceau du groupe country assez orienté religieusement parlant (comprendre par là « country chrétienne ») Switchfoot, un autre du groupe anglais The Saturdays et, finalement, un morceau de La Roux, pour laquelle je sais Nikolina voue un certain mépris depuis quelques jours.
17h30
Un pote de longue date que je ne vois pourtant pas très souvent est le premier et le seul à trouver que quelque chose cloche … Concernant la musique que Thomas a posté à ma place. Perspicace, je suis ravie qu’il ne tombe pas dans le panneau, en un sens !
17h45
Je poste les faux coups de coeur musicaux de Nikolina, Marc Lavoine et « So Yesterday » de Hillary Duff, précisant : « Ce riff de guitare est quand même surpuissant et imparable ! ».
17h46
Dernière ligne droite, on craque. C’est la course à la plus grosse connerie. Je commence fort : ébauche involontaire de débat sur Audigier. Il enchaîne merde sur merde, c’est le bouquet final. Aussi jouissif que de détruire un château de cartes patiemment construit.
18h11
Fin de l’expérience avec un goût de décompte du nouvel an ! Je reprends le contrôle, ENFIN !
BILAN DU VIS MA e-VIE : « C’est éreintant, la paranoïa »
Thomas (le vrai)
Pour tout avouer, j’ai plus d’une fois ressenti le besoin de checker ma page Facebook, histoire d’avoir un aperçu du traitement que Nikolina me réservait et, peut-être aussi, par addiction pure et simple, au sens propre du terme. Le problème était que j’ignorais ce qui se déroulait « behind close doors », c’est à dire sur le chat et en Inbox, et c’est ainsi que l’on réalise pour de vrai que ce sont à ces endroits que les choses les plus sérieuses se déroulent et sont traitées. Facebook en tant que tel ne semble ni plus ni moins qu’un grand défouloir (et foutoir) personnel prenant tantôt des airs de vaste plateforme de partage, tantôt des allures de blog sur lequel on effectue moult clins d’oeil et autres blagues avec notre entourage plus ou moins proche, voire même parfois des inconnus. Reste néanmoins que non, je ne pense pas pouvoir me passer de ce site par choix. Mais s’il venait un jour à imploser, alors je ferai évidemment sans, en cherchant à tout prix un autre moyen de communication aussi efficace et fonctionnel.
Nikolina (la vraie)
Je considère mon profil comme un genre de blog bâtard et semi-participatif, et je peux facilement m’en absenter pendant plusieurs jours.
Quand j’y suis, j’aime partager ma musique, mes films, rien qui soit excessivement privé. J’évite les sujets trop personnels et j’ai du mal avec les effusions – je crois que Thomas l’a saisi et en a joué – mon profil est le reflet d’un moi édulcoré, en quelque sorte, ce que j’estime être le plus pertinent et intéressant à partager avec mes contacts, proches ou pas. C’est ce qui provoque certaines de mes tendances psychorigides comme le besoin de contrôler ce que je renvois. Cadeau bonus : j’ai la discrète manie de l’orthographe et de la syntaxe.
J’ai été dès le début amusée par l’idée d’échanger mon profil, d’autant plus avec celui de Thomas. Du coup, je me suis doutée, dès le départ, que cette expérience serait avant tout placée sous le signe de l’audace et du dépassement de soi : surmonter sa timidité et ses scrupules perpétuels.
Cela dit, ça m’a fait extrêmement plaisir que Thomas se lâche dans ma peau, c’est réellement cathartique.
La dernière chose qui m’a fait rire, c’est le fait de jouer chacun de notre côté avec les clichés que l’on peut avoir de nous. Cela revenait à faire – visiblement avec succès – une grande private joke au nez et à la barbe de nos amis.
Je remarque tout de même que j’ai passé plus de temps que d’habitude sur Facebook, à tenter d’être aussi réactive que Thomas et vérifier à chaque connexion ce qu’il aurait pu faire dans ma peau. C’est éreintant, la paranoïa.
Propos recueillis par Raphaël Cioffi.
ILLUSTRATION : Charlotte Le Bon.
Expérience très pertinente. Tellement vrai.
Très bonne idée!!!
Très intéressant comme expérience.
Ca donne envie de tester mais en même, il faut avoir confiance en la personne avec qui on partage ce secret.
Très marrant comme expérience! Il fallait aux deux protagonistes le cran d’abandonner une partie de leur vie privée. Chapeau!